Nous sommes lune et étoiles
La lune et les étoiles sont la conscience
Nous sommes lune et étoiles
Résumé des principaux enseignements de la Retraite d’Hiver 2013-2014
et de la Retraite de Juin 2014 (version provisoire)
Les quatre méthodes d’investigation (paryeṣaṇa)
Les quatre méthodes d’investigation visent à aider les pratiquants à voir la nature illusoire des noms (nāma), des choses (vastu), des natures propres (svabhāva-prajñapti) et des différences (viśeṣa-prajñapti), pour qu’ils puissent expérimenter que ces quatre éléments sont des constructions mentales. Le mot sanskrit paryeṣaṇa signifie investigation, étude, réflexion, contemplation, recherche… Ces quatre méthodes d’investigation sont évoquées dans le Mahāyāna-saṃgraha-śāstra de Maître Asanga.
La première méthode d’investigation est l’investigation des noms (nāma-paryeṣaṇā). Les noms ont pour fonction de nous aider à visualiser les choses, mais ils ne sont pas les choses elles-mêmes. Les choses peuvent changer à chaque instant et pourtant, les noms restent les mêmes. Les choses sont composées de différents éléments mais les noms ne nous aident pas à visualiser ces composants. Ainsi, en méditant sur les noms, il faut voir simplement les noms, surtout sans prendre les noms pour les choses elles-mêmes. Le nom vase sert à désigner le vase. En ce qui concerne le nom, vase ne peut désigner que le vase et non pas autre chose comme bol, assiette, argile, porcelaine, feu, eau, travail du potier, etc. Le nom vase élimine tous ces autres éléments, et pourtant, entre le vase et ces autres éléments, la relation de coproduction conditionnée est tellement étroite que le vase n’existerait pas sans eux. C’est pourquoi les noms conduisent aussi à l’élimination (apoha) et ne peuvent pas être assimilés complètement aux choses.
La deuxième méthode d’investigation est l’investigation des choses (vastu-paryeṣaṇa). En méditant sur les choses, il faut voir simplement les choses sans se laisser emprisonner par leurs noms, car les choses sont impermanentes, conditionnées par la coproduction et par l’inter-être tandis que leurs noms ne le sont pas. En regardant profondément les choses, nous pouvons voir leur nature de coproduction conditionnée, d’inter-relation et d’inter-être.
La troisième méthode d’investigation est l’investigation des natures propres, désignations conventionnelles (svabhāva prajñapti-paryeṣaṇa) pour voir que la nature propre des choses n’existe pas vraiment mais qu’elle est simplement une illusion, une notion, une construction mentale. D’abord, c’est la nature des noms. Les noms ne sont que noms et n’ont pas de nature véritable. Ce sont des désignations conventionnelles (prajñapti). Ensuite, c’est la nature des choses. Or, les choses n’ont pas de nature véritable et propre ; elles ne sont que des compositions temporaires de différents éléments. Les choses aussi ne sont que des désignations conventionnelles.
La quatrième méthode d’investigation est l’investigation des différences, désignations conventionnelles (viśeṣaprajñapti-paryeṣaṇa). C’est la méditation sur la différence et l’opposition entre les noms et les choses pour comprendre que ceux-ci se différencient et s’opposent en surface mais en profondeur, ils dépendent les uns des autres pour se manifester, comme le long et le court, le gauche et le droit, l’intérieur et l’extérieur, le sujet et l’objet, l’être et le non-être, la naissance et la mort, etc. D’abord, c’est la différence et l’opposition en surface entre les noms, mais en réalité, ils s’appuient les uns sur les autres pour se former. Par exemple, sans le nom long, il n’y aurait pas de nom court, il en est de même pour les noms intérieur et extérieur, noumène et phénomène, naissance et mort… Ensuite, c’est la différence et l’opposition entre les choses comme matière et énergie, créateur et créature, affliction et éveil, bonheur et souffrance. Ces différences et oppositions dans la forme ne sont que des conventions. Leur nature est symétrique, inter-être, interdépendante. Sans afflictions, il n’y aurait pas d’éveil ; sans souffrance, il n’y aurait pas de bonheur ; sans boue, il n’y aurait pas de lotus… C’est pourquoi toutes ces paires d’opposés (symétriques) sont des désignations conventionnelles. La différence de désignations conventionnelles (viśeṣaprajñapti) ici est la nature symétrique de toutes choses évoquée dans le chapitre Dharmakāya du Soutra Laṅkāvatāra (Taisho #671).
Nous avons tendance à croire que dans la dimension historique, les phénomènes sont différents dans la forme, mais que dans la dimension ultime, tout partage la même nature, même si cette nature (svabhāva) n’est pas solide comme un soi mais est interrelation (paratantra), plénitude véritable (pariniṣpanna) ou ainsité. Cette croyance nous conduit à l’idée d’unité. Et cette unité est quelque chose d’opposé à diversité. Nous sommes alors emprisonnés encore dans la dernière paire d’opposés : unité et diversité. C’est pourquoi l’étude de la Manifestation Seule nous aide à méditer sur les trois non-natures pour faire face aux trois natures : construction mentale (parikalpita), interrelation (paratantra) et plénitude (pariniṣpanna) pour nous libérer de la notion d’unité. En même temps, l’étude de la Manifestation Seule nous guide dans la méditation sur la différence, l’interrelation pour nous libérer de la notion de différence. Ces quatre méthodes d’investigation sont donc très complètes en ce qui concerne la signification des enseignements.
Les quatre méthodes d’investigation ou les quatre méthodes de contemplation de la Manifestation Seule correspondent parfaitement à la vision profonde des enseignements du Bouddha du temps du bouddhisme originel jusqu’au Mahayana. Mais en ce qui concerne leur utilité, elles sont encore très théoriques. Le but de la pratique n’est pas la démonstration d’une telle vérité, y compris la vérité de la Manifestation Seule, mais la transformation. Ainsi, il nous faut encore rendre ces quatre méthodes plus applicables en utilisant les concentrations de l’impermanence, du non-soi, de la coproduction conditionnée pour éclairer les problèmes concrets du quotidien : afflictions et éveil, souffrance et bonheur, naissance et mort, être et non-être, bouddha et être ordinaire, ami et ennemi, moi et autrui, etc. pour arriver à un bouddhisme appliqué dans la vie de tous les jours.
Les Cinq Couches de Contemplation de la Manifestation Seule
Dans la période de développement de la compréhension de la Manifestation Seule, Maître Khuiji, disciple de Maître Xuanzang, décrit les Cinq Couches de la Contemplation de la Manifestation Seule. Encore influencées par la vue dualiste, celles-ci sont très théoriques et contraires aux principes de la coexistence comme base (sahabhūtāśraya) et des semences comme base (bījāśraya) de la Manifestation Seule.
La première couche de contemplation est l’élimination de l’illusoire et la conservation du vrai. L’illusoire ici est la vue discriminante selon laquelle le soi et les phénomènes sont des identités séparées, capables d’exister par elles-mêmes sans avoir besoin de causes et de conditions. Le vrai ici est la vision profonde de l’interrelation (paratantra) selon laquelle tous les phénomènes dépendent les uns des autres pour se manifester : parce que ceci existe, cela existe ; si ceci n’existe pas, cela n’existe pas. L’illusoire signifie trompeur, inexistant. Le vrai signifie existant. Les notions d’être et non-être sont encore maintenues mais elles ne servent pas seulement à désigner le soi et le phénomène mais à parler de la nature illusoire et vraie de la perception.
La deuxième couche de contemplation est l’élimination du superflu et la conservation du nécessaire et de l’authentique. Le superflu ici est l’objet de la perception, l’objet de la conscience, ce qui est perçu par la conscience (nimittabhāga), c’est-à-dire la partie symétrique au sujet de la conscience (darśanabhāga). Selon les Cinq Couches de Contemplation de la Manifestation Seule, l’objet de la conscience est fait du sujet de la conscience, du témoin propre de la conscience (svasaṃvittibhāga) et du témoin du témoin propre de la conscience. Même si cet objet de la conscience est une condition (ālambanapratyaya), il existe grâce aux autres éléments, c’est pourquoi il n’est pas vraiment nécessaire. Ceci s’oppose au principe de la coexistence comme base (sahabhūtāśraya) et de la symétrie. Cette tendance à considérer que le sujet de la conscience peut exister indépendamment de l’objet de la conscience est contraire même à l’étude de la Manifestation Seule.
La troisième couche de contemplation est le rapprochement du sommet pour le retour à la racine. Le sommet est l’objet et le sujet de la perception (darśanabhāga et nimittabhāga), qui se manifestent en surface et ne sont donc pas vrais. Ne restons pas emprisonnés par eux, il faut les quitter pour retourner à la base, aux racines, c’est-à-dire au témoin propre de la conscience. Cette pensée reflète l’intention de suivre la forme (lakṣaṇa) pour pénétrer la nature véritable (svabhāva), de passer du monde des phénomènes au monde des noumènes. Elle porte donc encore la vision dualiste en elle. La nature véritable (svabhāva) que nous recherchons peut se trouver dans la forme. Faut-il éliminer la forme pour trouver la nature ?
La quatrième couche de contemplation est faire ressortir l’important en cachant ce qui n’est pas important. Ce qui n’est pas important ici est la formation mentale (citta) et l’important est le roi des formations mentales (cittaråja). Cette vue est aussi dualiste. Nous devrions voir le roi des formations mentales dans les formations mentales elles-mêmes. En dehors des gouttes d’eau, existe-il un fleuve séparé ?
La cinquième couche de contemplation est quitter la dimension historique pour vivre dans la dimension ultime. Ici, la vue dualiste reste encore dominante. Faut-il abandonner le monde des phénomènes pour voir le monde ultime ? Si les phénomènes sont éliminés, l’ultime ne sera plus là non plus.
Ces Cinq Couches de Contemplation reflètent seulement l’intention de suivre la forme pour pénétrer la nature des choses, mais la méthode proposée n’est pas pratique et s’oppose au principe fondamental de la Manifestation Seule sur des semences et la coexistence comme base.
Du corps de la conscience à la conscience du tréfonds
L’apparition de la littérature d’Abhidharma commence par un travail de recueil, de numérotation (par exemple, les Quatre Nobles Vérités, les cinq skandhas ou agrégats, les Sept Facteurs d’Eveil, etc.) et d’explication des termes bouddhistes. L’Abhidharma vise à éclaircir la signification de ces termes. Signification ici veut dire signification des enseignements.
Ce travail débute environ du début du 1er siècle avant J.C au 1er siècle après J.C. Il se poursuit avec la systématisation des enseignements du Bouddha, jusque là disséminés et non structurés dans des soutras. Les œuvres d’Abhidharma qui suivent quelques centaines d’années après visent toutes à les systématiser. Nous pouvons donc définir l’Abhidharma comme le Dharma systématisé.
Les auteurs de l’Abhidharma manifestèrent une très forte tendance à analyser et à expliquer car ils pensaient que plus ils pousseraient leur analyse des enseignements, plus ils contribueraient à leur compréhension en profondeur. Plus de vingt écoles bouddhistes existaient à cette époque et chacune d’elles mit au point ses œuvres propres d’Abhidharma. Deux écoles seulement ont conservé leurs œuvres intactes jusqu’à nos jours : le Sārvastivāda et le Vibhajyavāda. La première s’est installée au Cachemire durant mille ans. La seconde a migré au Sri Lanka et reprit pour nom le Theravāda (l’École des Anciens). La littérature d’Abhidharma de ces deux écoles a connu son apogée au 5ème siècle après J.C environ.
Le Mahāvibhāṣāśāstra de l’école Sārvastivāda rassemble tous les enseignements du Bouddha. Il constitue une œuvre gigantesque qui a nécessité un travail analytique considérable et a permis un développement au plus haut niveau des enseignements du Bouddha. Selon la légende, c’est pendant le règne du roi Kaniṣka que le vénérable Pārśva réunit 500 arhats pendant douze ans pour ce travail. Outre la rédaction d’un commentaire sur le Jñānaprasthāna et la systématisation de la philosophie de l’école Sārvastivāda : passé, présent et avenir sont tous réels, la nature des phénomènes est immuable, le Mahāvibhāṣāśāstra constitue aussi une critique des philosophies des autres écoles y compris celui du Mahāsanghika, du Dharmagupataka, du Mahīśāsaka, du Kāśyapīya, du Sammītiya et du Vibhajyavāda… ainsi que des systèmes de pensées philosophiques non bouddhistes comme le Sāmkhya, le Nyāya, le Vaiśeṣika et le Jaïnisme. Ce travail effectué par les Sarvāstivādin a influencé les enseignements du Mahāyānā d’où l’apparition de l’Abhidharma du Mahāyānā avec des commentaires de tendance phénoménologique (dharmalakṣaṇa). C’est ainsi que l’école de yoga bouddhiste, Yogācāra, est née, avec des maîtres extra-ordinaires tels qu’Asanga et Vasubandhu. Bien que le Mahāyānābhidharmasūtra n’existe plus, il en reste des traces sous forme de citations dans de nombreuses œuvres de l’école bouddhiste Yogācāra.
Le Mahāvibhāṣāśāstra a poussé l’analyse et multiplié les commentaires à tel point que les érudits se sont sentis submergés. C’est pourquoi, afin de satisfaire les besoins des jeunes érudits, des collections d’Abhidharma plus concises furent élaborées. Parmi elles, l’Abhidharmakośaśāstra de Vasubandhu fut la plus brillante. En compilant cette œuvre, Vasubhandu a été fortement influencé par l’école Sautrāntika ainsi que par le Mahāyānā. Son frère aîné, Asanga, écrivit le Mahāyānasaṃgrahaśāstra. C’est une œuvre d’Abhidharma du Mahāyāna dans laquelle la conscience du tréfonds (l’alaya) est mentionnée comme le fondement et la cause première de tout ce qui est. Dans l’école de pensée de Sarvastivada, se trouve déjà le concept de corps de la conscience (vijñānakāya), équivalent à la conscience du tréfonds. Ce terme existe déjà dans des soutras (Smyuktagama 298) et fut développé par Maître Devaśarman de l’école Sarvāstivāda dans son œuvre intitulée l’Abidharmavijñānakāyapadaśāstra.
La lune et les étoiles sont conscience
La conscience du tréfonds, l’alaya, a pour fonction de conserver toutes les potentialités, les semences qui se sont manifestées, se manifestent et se manifesteront sous la forme du monde, de l’univers, de toutes les espèces vivantes (sendriyakāya) et de leur environnement (bhājanaloka). Se manifester pour être perçu. Du fait que le tréfonds est conscience, l’objet du tréfonds est l’univers. Le monde, la vie et l’environnement sont également conscience. La lune et les étoiles sont conscience. Nous sommes aussi la lune et les étoiles. De même tout ce que nous percevons par les sens et la conscience mentale est le tréfonds. Cette perception est-elle correcte ou erronée ? C’est là la question.
Le bouddhisme Mahāyāna parle de trois sortes de coproduction conditionnée : la coproduction conditionnée par l’ainsité, celle conditionnée par le monde des phénomènes (dharmas) et celle conditionnée par le tréfonds.
La coproduction conditionnée de l’ainsité signifie que toute chose se manifeste à partir de la réalité en soi (l’ainsité, tathatā en sanskrit), ainsi en est-il des nuages qui se manifestent à partir de l’océan. En effet, si nous regardons profondément dans les nuages, nous voyons l’océan. Sans l’océan, pas de nuages. C’est la relation entre le monde des phénomènes et le monde des noumènes (ontologique).
La coproduction conditionnée du monde des phénomènes (dharmas) signifie que tous les phénomènes dépendent les uns des autres pour se manifester. Les nuages, la neige, la pluie, la glace, la vapeur d’eau… dépendent les uns des autres pour continuer à exister. C’est une relation inter-phénomènes. Nous pouvons dire que la coproduction conditionnée de l’ainsité est une relation verticale et la coproduction conditionnée du monde des phénomènes, une relation horizontale. Le monde des phénomènes est le domaine de tout ce qui est, c’est-à-dire des dharmas.
La coproduction conditionnée du tréfonds signifie que tous les phénomènes proviennent du tréfonds, la conscience du tréfonds. Elle est similaire à la coproduction conditionnée de l’ainsité : c’est une relation verticale entre le monde des phénomènes et le monde des noumènes. La différence entre la coproduction conditionnée du tréfonds et la coproduction conditionnée de l’ainsité est que le tréfonds est conçu comme la conscience et l’objet de la conscience. À la lumière des enseignements de la Manifestation Seule, l’ainsité (la réalité ultime) est aussi conscience et non pas quelque chose qui existe hors de la conscience. Le tréfonds, la totalité de toutes les potentialités, de toutes les graines, peut être également comparé à l’océan qui permet la manifestation de tous les nuages dans le ciel, symboles ici des cinq agrégats (skandhas), des douze sphères (āyatanas) et des dix huit domaines d’existence (dhātus). Tous les phénomènes dépendent les uns des autres pour se manifester : la coproduction conditionnée du monde des phénomènes. Et tous les phénomènes se manifestent à partir de l’entrepôt des semences du tréfonds : la coproduction conditionnée du tréfonds.
Les semences se manifestent comme phénomènes manifestés ou phénomènes en circulation. Les phénomènes manifestés sont précisément des formations (saṃskāra) ; elles se manifestent lorsque causes et conditions sont réunies pour ce faire, comme les montagnes, les fleuves, les fleurs, le pamplemoussier, etc. Comme elles se manifestent en coproduction conditionnée, les formations ne possèdent pas de nature propre (svabhāva) et séparée, elles n’existent pas vraiment et ne sont pas pour autant non-existantes. Ainsi, leur nature est ni être ni non-être. Les phénomènes tels que soi (ātman) et chose (dharma) n’ont pas de nature propre, leur nature est vide (śūnya), ce sont donc des désignations conventionnelles (upacāro). C’est ce que Vasubandhu présente dès le premier des Trente Versets de la Manifestation Seule. Bien que les formations n’aient pas de nature propre et qu’elles soient vides, elles n’en demeurent pas moins merveilleuses : depuis les nuages argentés, la lune dorée jusqu’aux cinq agrégats, tous sont des manifestations du corps du Dharma, libres des notions de naissance et de mort, de pureté et d’impureté. Seuls le manas et la conscience mentale (manovijñāna), encore voilés, nous font voir ces formations comme des soi et des phénomènes dotés d’une nature propre et séparée.
L’objet du tréfonds est l’ainsité
L’objet du tréfonds est la chose en soi (svalakṣaṇa), la réalité telle qu’elle est. La chose en soi est alors l’ainsité. Comme l’ainsité est l’objet du tréfonds, le tréfonds ne peut pas être une conscience de perceptions erronées et c’est pourquoi il est considéré comme non-voilé (par des perceptions erronées). De ce fait, il n’a pas besoin d’être transformé. Il n’est pas juste de dire qu’à l’étape de l’arhat, le tréfonds n’est plus. Au stade de l’arhat, le tréfonds est relâché (vyāvṛttir arhatve), devrait être compris simplement comme le fait que l’arhat peut voir le tréfonds tel qu’il est et non plus comme moi ou mien. La transformation ici n’est pas la transformation de le tréfonds mais la transformation des consciences évolutives, c’est-à-dire le manas, la conscience mentale (manovijñāna) et les cinq consciences sensorielles. Comme le tréfonds a une perception directe, il est directement en contact avec l’ainsité, c’est pourquoi il coopère toujours avec la formation mentale de la vision profonde. Le tréfonds conserve les expériences. Son objet est également le réservoir de la mémoire, capable d’emmagasiner et d’accéder aux données. Par conséquent, il coopère toujours avec la formation mentale de la pleine conscience (smṛti). Le tréfonds est le sol où les koans zen sont enterrés, et peut offrir le fruit de l’éveil soudain. Ainsi, le tréfonds coopère également avec la formation mentale de la concentration. Il ne se perd pas dans la dispersion comme la conscience mentale, il est toujours dans la concentration. Selon l’école Sthaviravāda, les formations mentales universelles incluent la concentration (ekaggatā) et l’élan vital (jīvitendriya).
Le tréfonds est maturation, c’est la capacité à entretenir la vie. Il garantit la continuation du cours de la vie, c’est pourquoi il coopère toujours avec la formation mentale de l’élan vital, car l’élan vital est la force de vie, la motivation à la base de l’inter-continuation.
Le Volume III du Vijñaptimātratāsiddhi de Maître Xuanzang évoque deux dimensions du tréfonds : affliction (āsrava) et non-affliction (anāsrava : écoulement). Quand le tréfonds est avec afflictions, il est neutre et coopère seulement avec cinq formations mentales universelles ; sa fonction est alors de garder les semences, le corps avec ses cinq organes sensoriels et l’environnement. Quand le tréfonds est sans afflictions, il n’est plus neutre, devient bénéfique et pour cette raison, outre les cinq formations mentales universelles, il coopère aussi avec les onze formations mentales bénéfiques. Sa fonction est de prendre tous les phénomènes comme objet de la perception. Or, ceci ne peut pas être correct. Le tréfonds, dans le moment présent, a pour objet l’ainsité et tous les phénomènes parce qu’il est le fondement de tous les phénomènes. Il est non-voilé, c’est la Sagesse du Grand Miroir Parfait capable d’éclairer toutes choses. Neutre, il est au-delà des idées du bien et du mal, de pur et d’impur, d’être et de non-être, d’affliction (āsrava) et de non-affliction (anāsrava). Si le tréfonds est ainsi ramené au niveau du bon par opposition au mauvais ou au niveau de non-affliction opposé à affliction, nous perdons la vision profonde de sa nature neutre et non-voilée. Il s’agit là d’un recul et non d’un progrès. La lune et les étoiles sont des manifestations merveilleuses au-delà des notions de bon, de mauvais, de pur et d’impur, de souffrance et de bonheur. Si nous obligeons la lune et les étoiles à prendre le parti du bon, du pur, du bonheur, n’est-ce pas les pauvres, les priver de leur véritable nature ?
Un jour, la question suivante a été posé à Tuệ Trung Thượng Sĩ, l’éminent Maître Zen vietnamien du 13e siècle :
-Qu’est-ce que le corps du Dharma immaculé ?
-Entrer et sortir d’une flaque d’urine de buffle,
Contempler un tas de crottin de cheval, répondit-il.
Si c’est le corps du Dharma, nous ne pouvons pas le qualifier de pur ou impur. Le tréfonds est neutre. Il ne supporte pas d’étiquette de souffrance ou de non-souffrance : ces concepts ne sont que des constructions mentales.
Tous les dharmas dépassent les concepts d’être et de non-être
Dans le Soutra Katyāyāna (Samyuktāgama 301), le Bouddha explique à Katyāyāna que la vue juste dépasse les deux notions d’être et de non-être. L’objet du tréfonds est la réalité en soi, la réalité ultime. Cette réalité ne peut être donc connue comme être ou non-être, bonne ou mauvaise, pure ou impure. C’est aussi la vision profonde exposée dans le Sutra du Cœur. Ainsi, les semences maintenues dans le tréfonds sont de même nature que lui : ni bonnes ni mauvaises, ni pures ni impures (neutres), ni une ni plusieurs, ni individuelles ni collectives, ni être ni non-être. Les caractéristiques des semences peuvent être alors classées comme suit :
1. Elles sont impermanentes à chaque instant (au lieu de disparaître à chaque instant selon les caractéristiques décrites traditionnellement) ;
2. cause et effet sont indissociables : la cause ne peut pas être ôtée de l’effet ;
3. elles coulent et continuent toujours en séries, cinématographiques (bien qu’elles soient impermanentes à chaque instant et dépourvues d’un soi séparé) ;
4. elles sont neutres (au lieu d’être déterminées) ;
5. elles attendent les conditions pour se manifester (elles dépendent l’une de l’autre pour se manifester) ;
6. elles ne sont ni être, ni non-être,
7. ni intérieures ni extérieures,
8. ni nouvelles ni anciennes,
9. ni pures ni impures,
10. ni identiques ni différentes,
11. elles ne viennent ni ne partent ;
12. elles ne sont ni individuelles ni collectives.
Selon les enseignements traditionnels de la Manifestation Seule, chaque semence donne naissance à son propre fruit, ce qui n’est pas admis ici car ceci est seulement vrai d’un point de vue conventionnel à la lumière de la coproduction conditionnée, de la génétique et de la nature neutre. La nature neutre est aussi la nature biologique. Le bien, le mal, le pur et l’impur sont tous biologiques.
L’un des caractéristiques fondamentales des semences est qu’elles sont indissociables de leurs fruits. Bien que le nuage soit nuage, il est aussi vapeur d’eau qui s’élève de l’océan et dans le nuage se trouve l’océan. Dans l’effet se trouve la cause, et dans la cause se trouve déjà l’effet. Cause et effet sont indissociables. C’est l’unité de cause et d’effet. Chaque perception des agrégats, des sphères (āyatanas) et des domaines d’existence (dhātus) contient l’ainsité, tout comme le nuage contient l’océan.
Deux des six caractéristiques évoquées dans le Vijñaptimātratāsiddhi, doivent être réexaminées : la nature déterminée et le fait que chaque semence donne naissance à son propre fruit. Ces deux caractéristiques appartiennent à la vérité conventionnelle.
Nous devons conserver les caractéristiques suivantes : impermanentes à chaque instant, indissociables de leurs fruits, coulent et continuent toujours en séries (cinématographiques), et attendant les conditions pour se manifester, car celles-ci sont entièrement en accord avec les enseignements de base du Bouddha. Disparaître à chaque instant, selon les caractéristiques décrites traditionnellement, signifie l’impermanence. Si les semences sont impermanentes, elles doivent être dépourvues d’un soi. Bien que les phénomènes soient impermanents à chaque instant et dépourvus d’un soi, ils ne sont pas pour autant des phénomènes séparés sans continuité. Ils ressemblent aux particules subatomiques qui se rassemblent constamment pour former une série de phénomènes. Les phénomènes s’enchaînent les uns après les autres comme une série même s’ils ne sont pas des identités séparées. Cette série est comme un courant d’inter-continuation (santati), elle nous donne l’impression qu’il existe quelque chose de permanent, d’immuable, ayant un soi séparé. Mais quand nous regardons en profondeur, nous voyons que tout change à chaque instant, que tout est impermanent et dépourvu d’un soi séparé. Couler et continuer toujours en séries (cinématographique) est donc une caractéristique très importante.
Attendant les conditions pour se manifester est une autre caractéristique fondamentale des semences. Quand les conditions sont suffisantes, les semences se manifestent pour être perçues comme des formations manifestées. Parmi ces conditions se trouvent les conditions de soutien et les conditions de non-interruption.
Les semences dans le tréfonds sont neutres comme le tréfonds lui-même
La nature déterminée des semences décrite traditionnellement doit être réexaminée : si le tréfonds est neutre, les semences du tréfonds doivent être neutres aussi en principe, c’est-à-dire qu’elles ne sont ni bonnes ni mauvaises. La nature des semences doit alors dépasser le bien et le mal, autrement dit, elle doit être neutre. Si l’objet du tréfonds est l’ainsité, la chose en soi, sa nature n’est donc ni bonne ni mauvaise, ni pure ni impure.
Le Vijñaptimātratāsiddhi de Maître Xuanzang définit neutre comme suit : vyākṛata signifie que la nature est déterminée comme bonne ou mauvaise. Le bon et le mauvais sont perçus sur la base de la question : causent-ils la souffrance ou le bonheur, des sensations agréables ou désagréables ? C’est ainsi que les phénomènes sont discernés. Comme le tréfonds n’est ni bon ni mauvais, il est neutre.
Le Mahāvibhāṣāśāstra relève cinq types d’inter-continuation (santati) :
- l’inter-continuation intermédiaire (antarābhavasantati) ;
- l’inter-continuation de renaissance (upapattibhavasantati) ;
- l’inter-continuation périodique (enfance, jeunesse, âge adulte et vieillesse) ;
- l’inter-continuation de la nature du dharma (bénéfique, non-bénéfique ou neutre) ;
- l’inter-continuation temporaire (kṣanikasantati).
L’inter-continuation de la nature du dharma se définit par le fait que le bon peut être affecté par des conditions et devenir mauvais ou neutre, que le neutre peut devenir bon ou mauvais et que le mauvais peut devenir neutre ou bon à cause des conditions. Selon cette définition, la nature comme toute chose est impermanente et changeante, il est ainsi impossible d’affirmer que la nature des semences est déterminée. Le tréfonds étant défini comme neutre, les semences doivent l’être aussi. Les notions telles que bon et mauvais, pur et impur, être et non-être naissent de la conscience mentale, tandis que la nature du tréfonds dépasse toutes ces notions. La conscience mentale joue le rôle du jardinier qui sème (imprègne) les semences. Les semences nécessaires à la vie (comme les graines de riz) sont semées par la conscience mentale et sont qualifiées de positives. Les graines qui ne sont pas nécessaires à la vie (comme les mauvaises herbes) ne sont pas semées par la conscience mentale et sont qualifiées de négatives. C’est également la définition du bien et du mal donnée dans le volume III du Vijñaptimātratāsiddhi où la nature neutre est expliquée. La troisième caractéristique des semences doit être décrite comme neutre et non comme déterminée. Les semences étant neutres, sont biologiques et peuvent, sur le plan de la vérité conventionnelle, devenir bonnes ou mauvaises.
De plus, la nature du tréfonds est ni naissance ni mort, ni être ni non-être, ni croissant ni décroissant, ni venir ni partir, ni semblable ni différent. Ces notions opposées n’existent qu’au niveau des consciences évolutives et non pas au niveau du tréfonds. Affirmer comme la tradition que les semences sont détruites à chaque instant (kṣaṇabhanga) ne signifie pas qu’elles naissent et meurent. Les semences sont impermanentes ; cinématographiques, elles coulent et continuent toujours en séries, mais elles ne sont pas vraiment sujettes à la naissance et à la mort. Tout comme dans la première loi de la thermodynamique, la loi de la conservation de l’énergie, la nature de la matière et de l’énergie est ni naissance ni mort, ni croissance ni décroissance. Détruit à chaque instant devrait être compris comme étant la nature impermanente à chaque instant et par conséquent, la nature impermanente par période de temps. L’impermanence par période signifie aussi couler et continuer toujours en séries.
Le tréfonds coopère avec les formations mentales particulières
Si le tréfonds perçoit directement la réalité en soi, si son objet est l’ainsité et la nature du monde du dharma (dharmadhātu), il doit fonctionner de concert avec la formation mentale vision profonde (prajñā), l’une des formations mentales particulières. S’il va de pair avec la vision profonde, il doit aussi aller de pair avec la pleine conscience et la concentration puisque ces dernières sont les formations mentales qui conduisent à la vision profonde. Selon l’école Sthaviravāda, la concentration (ekagracitta) et l’élan vital (jīvitendriya) s’ajoutent aux formations mentales universelles (contact, attention, sensation, perception et volition). Nous pouvons dire alors que le tréfonds ne coopère pas seulement avec le contact, l’attention, la sensation, la perception et la volition mais aussi avec l’intention, la détermination, la pleine conscience, la concentration, la vision profonde et l’élan vital. L’élan vital n’est pas un dharma qui ne coopère pas avec l’esprit (cittaviprayukta) comme les cent dharmas énumérés par l’école Dharmalakṣaṇa. C’est la vitalité, la force du désir de vivre.
Le tréfonds a pour fonction de maintenir la vie dans le corps avec ses cinq organes des sens et aussi dans l’environnement, c’est-à-dire son environnement proche et la nature. Parfois la conscience mentale cesse de fonctionner momentanément, néanmoins, la vie est maintenue dans le corps. C’est une des fonctions du tréfonds: maintenir la vie et être la base sur laquelle la conscience mentale se remet en marche. Avec les systèmes nerveux autonomes, le sympathique et le parasympathique, le tréfonds stabilise l’équilibre dans le corps pour que celui-ci puisse toujours s’adapter à la situation. C’est la fonction d’homéostasie décrite en biologie. La régulation de la respiration, des battements du cœur, de la circulation sanguine, du système digestif, de la transpiration, de la température, etc. est une activité inconsciente et soutenue par la formation mentale de l’élan vital, c’est-à-dire le désir de vivre. Le désir de manger quand on a faim, de boire quand on a soif, l’instinct de perpétuer l’espèce et de se reproduire sont tous liés à la formation de l’élan vital. À l’instar du tréfonds, toutes ces formations mentales sont non-voilées et neutres, elles ne sont ni bonnes ni mauvaises, ni pures ni impures car il s’agit là de discriminations établies par les consciences évolutives qui ne concernent pas le tréfonds.
La maturation à chaque instant
Selon le verset 19 des Trente Versets de Vasubhandu, lorsqu’une maturation arrive à terme, elle est suivie par d’autres maturations. Cette phrase peut donner lieu à un malentendu et faire croire que le tréfonds (la maturation) est un soi, capable de maintenir son identité tout au long d’une vie. Si le tréfonds change continuellement comme une rivière, si les semences sont impermanentes à chaque instant, alors la maturation est de même nature. Il existe deux sortes d’impermanence : l’impermanence à chaque instant et l’impermanence par période. Période ici ne correspond pas nécessairement à la durée d’une vie. Quand un enfant devient adolescent, il s’agit d’une nouvelle maturation. Si nous comparons l’adolescente à la puberté avec la photo de ce qu’elle était dix ans auparavant, nous constatons la grande différence entre les deux. C’est comme si l’enfant d’il y a dix ans était morte pour permettre à l’adolescente de naître. Ainsi, la maturation peut avoir lieu à de nombreux moments d’une vie. Le jeune adulte est lui aussi différent de l’adolescent. La personne d’âge mûr est différente du jeune adulte et le vieillard différent de la personne d’âge mur.
À y regarder de près, la maturation prend place à chaque instant. Les fruits d’un arbre mûrissent à des moments différents, certains sont mûrs tandis que d’autres sont encore verts et que d’autres viennent tout juste de se former. Il arrive qu’un dixième d’un nuage seulement se transforme en pluie, et les neuf dixièmes restants demeurent sous forme de nuage. Une maturation n’est pas encore accomplie qu’une autre s’amorce déjà. Un nuage peut voir sa continuation sous forme de ruisseau, de glace ou de tempête de neige. Dans le Sutra des Quarante Deux Chapitres, le Bouddha nous dit que la vie d’un être humain ne dure pas cent ans mais le temps d’une respiration. C’est le sens de l’impermanence à chaque instant et la maturation à chaque instant. C’est pourquoi le verset 35 des Cinquante Versets sur la Manifestation Seule nous dit : la maturation a lieu à chaque instant.
Manas, la conscience amoureuse, ou septième conscience
Le tréfonds est la conscience racine, la conscience de toutes les semences, la base de tous les phénomènes, embrassant toutes les potentialités et toutes les manifestations du corps et de ses cinq sens jusqu’à l’univers. Alors que manas, quant à lui est la conscience de la réflexion. Nuit et jour, il s’empare en silence d’une partie du tréfonds et la considère comme son moi. Nous pouvons appeler manas la conscience amoureuse pour le distinguer de la conscience racine, le tréfonds, termes utilisés par maître Xuanzang dans ses Versets sur les Huit Consciences. La conscience amoureuse est d’abord et avant tout la volonté de vivre, l’instinct de survie. Cette graine existe déjà dans le tréfonds : c’est l’élan vital, la volonté de maintenir la vie, de se poursuivre comme un courant. Le tréfonds lui-même est un courant. Je suis ce corps (Satkāyadṛṣṭi) est la vue de la conscience amoureuse. Selon cette vue, ce corps est moi et mien. Ce corps ainsi que les quatre autres agrégats : les sensations, les perceptions, les formations mentales et la conscience sont une partie du tréfonds, une partie de l’objet du tréfonds (nimittabhāga). Bien que le mode de perception du manas soit direct, c’est une perception directe erronée, c’est-à-dire une intuition erronée. Dans l’objet du tréfonds (nimittabhāga), les cinq agrégats sont des merveilles de la vie, une partie du corps du Dharma. Cependant, l’amoureux (abréviation de la conscience amoureuse) les considère comme moi ou mien. Manas peut se traduire comme connaissance ou réflexion.
La vision de l’amoureux est voilée car il est incapable de toucher la réalité en soi, l’ainsité (svalakṣaṇa), et il crée son propre objet de la perception qui n’est pas la réalité telle qu’elle est, mais une image fausse de la réalité bien qu’elle ait pour base la réalité. Cet objet fait partie du monde de la représentation et non pas du monde de l’ainsité. La représentation porte une partie de la réalité mais elle n’est pas vraiment la réalité en soi. C’est une construction mentale. Les cinq agrégats auxquels le manas s’accroche et qu’il prend pour moi, ne sont pas les cinq agrégats en soi, mais une image créée provenant d’une perception fausse. L’amoureux est donc voilé, contrairement au tréfonds qui ne l’est pas. « Ceci est moi, cela n’est pas moi. Je dois tout d’abord prendre soin de moi-même. Je dois avant tout me protéger moi-même », telle est la réflexion du manas, l’amoureux. Sur la base de cette perception, le manas peut aller très loin sur le chemin voilé : son unique tendance est de rechercher le plaisir sans en connaître les dangers, de fuir la souffrance sans savoir que la souffrance aide à reconnaître le bonheur et à produire les énergies de compréhension et de compassion, fondation du bonheur véritable. De plus, le manas ignore le danger de consommation sans modération, tandis que le tréfonds et la conscience mentale en sont conscients.
La nature du manas est de vouloir vivre absolument et de toujours craindre la mort. Cette tendance apparaît dès la naissance et tire son origine du tréfonds qui a pour fonction d’entretenir la vie et de coopérer régulièrement avec la formation mentale de l’élan vital. Bien que le manas soit avide de vivre et craigne la mort, c’est de lui que vient l’idée du suicide car il veut également fuir la souffrance. Quand la souffrance déborde, l’énergie de la volonté de fuir la souffrance dépasse l’énergie de la volonté de vivre et celle de la peur de la mort. Cependant, le tréfonds comprend aussi la base de la vision profonde de la non-naissance et de la non-mort, de non-venir et de non-partir, d’être et de non-être de toutes choses, il est capable de voir cette nature. Si nous pratiquons le regard profond de tout cœur, la conscience mentale peut accéder à cette vision profonde et réduire la peur et l’anxiété du manas. Cette anxiété, cette peur, cette tendance à la voracité pour la vie et la peur de la mort sont la boue qui peut être utilisée pour cultiver le lotus de la vision profonde de la non-naissance et de la non-mort. Le manas et la vision profonde de la non-naissance et de la non-mort sont une paire d’opposés réciproques : ils ont besoin l’un de l’autre pour se manifester, exactement comme le haut et le bas, la droite et la gauche, l’intérieur et l’extérieur. Dès que le manas existe, la sagesse de la non-naissance et de la non-mort existe, même si cette sagesse n’est pas pleinement manifestée.
L’objet de la perception de la conscience amoureuse (nimittabhāga)
Les maîtres de la Manifestation Seule ne sont pas d’accord en ce qui concerne l’objet de la perception de la conscience amoureuse. Maître Nanda affirme que l’objet de la perception de l’amoureux est le témoin propre du tréfonds (svasaṃvittibhāga). Selon lui, le témoin propre ou la matière propre du tréfonds est l’objet du manas, le soi, tandis que les formations mentales qui coopèrent avec le tréfonds appartiennent à ce soi. Mais selon Maître Citrabhānu, le manas prend le sujet du tréfonds (darśanabhāga) pour le soi, et l’objet du tréfonds (nimittabhāga) comme ce qui appartient à ce soi. Maître Sthiramati dit que le manas prend le tréfonds pour le soi et toutes les semences qui y reposent pour ce qui appartient au soi. Et selon Maître Dharmapāla, le manas saisit le sujet du tréfonds (darśanabhāga) comme l’objet qui est le soi.
Pour le dire simplement et concrètement, l’objet du manas, de l’amoureux, est ce corps avec ses cinq sens et tous ses expériences, ses connaissances, ses affections, ses diplômes, ses honneurs, ses niveaux, ses intérêts, ses biens, son partenaire, ses enfants, etc. Tout ceci est objet de l’amoureux qui est le soi et tout ceci appartient au soi. Le soi est le sujet qui a une perception erronée du soi, et ce qui appartient au soi est objet de cette perception erronée du soi.
Dans le tréfonds, le désir de manger quand on a faim, de boire quand on a soif, de dormir quand on est fatigué, la transpiration, l’urination, l’émission de sperme en surplus, etc. sont tous naturels. Ils ne sont ni purs ni impurs, ni bons ni mauvais. Pourtant dans le manas, la tendance à rechercher le plaisir sensuel et à fuir la souffrance fait naître ensuite des concepts de pur, impur, bien et mal dans la conscience mentale. La raison fondamentale en est que l’amoureux est voilé par la vue du soi. Mais, outre la vue du soi, l’amoureux est également affecté par les formations mentales de l’ignorance concernant le soi, de l’attachement au soi et des complexes comme les complexes de supériorité, d’infériorité et d’égalité. Tous les trois complexes ont pour base la vue du soi et causent beaucoup de souffrance et de frustration.
Bien que l’amoureux soit voilé, il est neutre comme le tréfonds, car l’instinct de conservation et d’autoprotection est quelque chose de très naturel de la vie. Comme le manas est neutre, il est par nature biologique : ses afflictions peuvent se transformer en éveil, tout comme la boue peut être utilisée pour cultiver le lotus. Si la nature du manas était déterminée comme positive ou négative, il ne pourrait pas jouer le rôle qui est le sien.
Il faut de la boue pour avoir des lotus
Etudiant la Manifestation Seule, nous devrions apprendre à éviter des termes comme : à l’intérieur de nous-mêmes, le monde extérieur, la conscience prend la conscience comme objet de la perception, et la conscience prend la matière comme objet de la perception. Nous devons nous habituer à l’idée ni intérieur ni extérieur, sujet indissociable de l’objet. Dans la Doctrine des Trois Mots sur la Conscience Seule de Tang Dayuan :
La représentation est correcte quand l’esprit prend l’esprit comme objet de la perception et
la représentation est erronée quand l’esprit prend la matière comme objet de la perception
pourraient faire croire à tort que l’intérieur et l’extérieur, de même que le sujet et l’objet sont indépendants l’un de l’autre. L’objet de l’amoureux est aussi l’objet du tréfonds ou de l’esprit, bien qu’il soit nommé les cinq agrégats de la saisie. L’amoureux est essentiellement subconscient, s’accrochant silencieusement à son objet auquel il est attaché. Dans la psychanalyse de Freud, il y a l’idée du ça, dont la fonction est très proche de celle de l’amoureux : il cherche le plaisir sensuel, évite la souffrance, se moque des lois de la modération et de la morale. A côté du ça se trouve le Moi qui a pour fonction d’inhiber et d’empêcher le ça de se comporter de façon contraire à ces lois.
Mais si le Moi considère que le moment est juste, il peut aussi permettre au ça de satisfaire ses désirs. Ce Moi peut être considéré comme la conscience mentale et le ça, l’amoureux. Quand le Moi est stimulé par une image ou une idée, il peut suivre le ça. Mais quand le Moi est éveillé, il réalise qu’il ne peut pas faire ce qui n’est pas permis, il sait comment inhiber le ça. S’il ne fait qu’inhiber sans savoir éclairer et sublimer, il mènera à des répressions inconscientes. La répression d’un désir, d’une haine ou d’autres sentiments sur une longue période peut conduire à un défoulement incontrôlé. Le Moi, la conscience mentale, connaît la situation et, pour cette raison, peut encourager, permettre ou inhiber. C’est ainsi que selon la psychanalyse, le Moi peut parfois s’unir au ça, en particulier sur un niveau inconscient, mais parfois s’y opposer. Au-dessus du Moi se trouve le Surmoi, qui a tendance à sublimer en trouvant plaisir dans la culture, la littérature, l’art, l’éthique, les idéaux, etc. Ainsi, le ça de l’inconscient est continué par le Moi et le Surmoi du conscient.
Dans la tradition bouddhiste, la conscience mentale ne se contente pas seulement d’inhiber l’amoureux mais elle l’éclaire également. Si la conscience mentale sait comment méditer sur la coproduction conditionnée et l’inter-être, et voit que le monde des êtres vivants et l’environnement sont intimement liés et coproduits mutuellement, alors elle réalise la vision profonde du non-soi et transforme l’énergie sexuelle et l’attachement de l’amoureux en énergies bénéfiques comme le bodhicitta, le vœu de servir, la compassion, la vision de l’inter-être et du non-soi et la sagesse de la non-discrimination et de l’observation merveilleuse. L’amoureux, la conscience mentale, la sagesse de la non-discrimination et de l’observation merveilleuse ne sont pas des niveaux de conscience séparés l’un de l’autre. Au contraire, ils s’appuient l’un sur l’autre et se continuent, comme les racines de lotus continuent la boue, les tiges de lotus continuent les racines et la fleur continue la tige. L’un ne peut exister sans l’autre. Parce qu’il y a la boue, il y a les lotus, et quand il y a les lotus, il y a la boue. C’est la sagesse de l’inter-être ou de la réciprocité. La réciprocité (anayamanya) signifie que les choses dépendent mutuellement les unes des autres pour se manifester : comme le haut et le bas, l’intérieur et l’extérieur, le court et le long, le pur et l’impur. Tant qu’un élément de la paire existe, l’autre existe. C’est la vérité de ceci est parce que cela est, répétée maintes et maintes fois dans les soutras Agamas.
Ne violons pas le principe de la coexistence comme base (sahajāśraya)
Maître Xuanzang transmit à Khuiji, son grand disciple un court poème (gāthā) sur la nature des trois mondes, c’est-à-dire les trois objets de la conscience : la réalité en soi, les représentations et les simples images.
L’objet de la perception qui est réalité en soi ne dépend pas de celui qui perçoit.
L’objet de la perception qui est simple image dépend complètement de celui qui perçoit.
L’objet de la perception qui est représentation est lié à l’amoureux et au tréfonds.
La nature du bien et du mal en dépend aussi.
La réalité en soi ne dépend pas de l’esprit signifie que la réalité en soi est une sorte d’objet de la perception qui ne peut être influencé ou modifié par celui qui perçoit. À première vue, cela semble juste, mais cela pourrait engendrer d’énormes malentendus. D’abord, on pourrait penser que la réalité en soi est indépendante de la conscience, qu’elle est toujours présente même sans sujet de la perception. Ceci est en contradiction avec la loi de la réciprocité, car l’objet de la perception, même s’il est la réalité en soi, se manifeste toujours en même temps que le sujet qui perçoit. C’est également le principe de la coexistence comme base (sahabhūtāśraya). Bien sûr, la réalité en soi a ses propres semences comme base (bījāśraya), mais pour se manifester, elle a aussi besoin de la coexistence comme base. Par conséquent, nous voyons que la réalité en soi peut être seulement réalité en soi quand le sujet de la perception (darśanabhāga) est l’esprit véritable, et non pas l’esprit illusoire. Seul l’esprit véritable (perception directe et correcte) peut prendre la réalité en soi comme objet de la perception ; si c’est l’esprit illusoire (perception directe erronée ou déduction erronée), la réalité en soi ne peut en aucun cas se manifester. C’est pourquoi, dire que la réalité en soi ne dépend pas de l’esprit n’est pas tout à fait correct.
Le deuxième vers, la simple image n’est qu’une construction de celui qui perçoit, signifie qu’une simple image ne peut exister par elle-même mais qu’elle est seulement une construction de celui qui perçoit. Ceci est également en contradiction avec le principe de réciprocité. La phrase peut porter à penser qu’il y a d’abord celui qui perçoit et qu’ensuite, il construit de lui-même des images pour en faire l’objet de sa perception. Cependant, nous savons que ces images, qu’elles soient entièrement imaginées ou qu’elles aient une certaine base dans la réalité, viennent toutes de l’entrepôt de la mémoire sous forme de graines. Un stimulus du système nerveux permettra d’accéder aux images dans l’entrepôt de la mémoire pour qu’elles se manifestent à nouveau. Ainsi les simples images ont aussi leur semences comme base (bījāśraya), comme n’importe quel autre objet de la perception. Bien évidemment, les objets qui se manifestent à partir d’une semence dépendent aussi du sujet de la perception (darśanabhāga) pour jouer leur rôle d’objet de la perception (nimittabhāga). C’est la coexistence comme la base. Par conséquent, dire que la simple image est une construction de celui qui perçoit n’est pas correct non plus et ce, même si les objets de la perception sont entièrement imaginaires comme la fourrure de tortue, les cornes de lièvre ou le Père Noël, etc. Néanmoins, ces simples images ne sont pas des constructions mentales partant de rien : l’image d’un éléphant pourvu d’ailes volant dans le ciel, bien qu’elle soit une création imaginaire, a une base dans la réalité. L’image de l’éléphant est une image de la réalité et l’image des ailes est également une image réelle concernant des oiseaux. Les simples images sans base réelle sont aussi constituées de morceaux tout faits de simples images basées sur la réalité. Bien que l’image de tortue avec une fourrure ou celle d’un lièvre avec des cornes soit une construction mentale, elle est composée d’image réelle de cornes de cerf collée sur l’image réelle de tête de lièvre. Il est également impossible d’affirmer que l’objet perçu (nimittabhāga) est de la même semence que le sujet qui perçoit (darśanabhāga) car cela va à l’encontre de la caractéristique des semences comme base de toutes choses. Ces simples images-là ont leurs propres semences préservées dans l’entrepôt de la mémoire du tréfonds.
Le troisième vers du verset, la représentation est une construction de l’amoureux et du tréfonds, signifie que l’objet de l’amoureux est un objet de la perception (nimittabhāga) composé à la fois par le tréfonds et l’amoureux. La représentation n’est pas la réalité en soi mais une image projetée de la réalité. L’idée de la représentation correcte et de la représentation erronée doit être examinée de nouveau. Selon la vue de l’étude de la Logique de la Manifestation Seule, quand l’esprit prend l’esprit comme objet de la perception, c’est-à-dire quand le manas prend le tréfonds comme objet de la perception, celui-ci est une représentation. Ici, c’est une représentation correcte. En revanche, quand la conscience mentale et les cinq consciences sensorielles prennent le monde matériel extérieur comme objet de la perception, celui-ci est une représentation, mais il s’agit d’une représentation erronée et non d’une représentation correcte. En basant sur le verset de Maître Xuanzang, Tang Dayuan écrivit dans sa Doctrine des Trois Mots sur la Conscience Seule :
La représentation est erronée quand l’esprit prend la matière comme objet de la perception,
L’objet de la perception dépend du sujet de la perception,
Un seul côté suffit à créer l’autre.
Cela signifie : lorsque l’esprit prend la matière comme objet de la perception, l’objet de la perception (nimittabhāga) n’est qu’une représentation erronée et non pas une représentation correcte car l’objet est entièrement dépendant du sujet de la perception (darśanabhāga), et qu’il n’existe que par lui. Ceci contredit aussi le principe de réciprocité et est en désaccord avec le principe la coproduction comme base (sahajāśraya) à cause de la discrimination entre la conscience et la forme conçues comme deux réalités séparées pouvant exister en dehors l’une de l’autre. C’est la perception erronée fondamentale nommée par l’école de la Manifestation Seule double prise : le sujet qui perçoit et l’objet perçu existant indépendamment l’un de l’autre. Nombre de neuroscientifiques se fourvoient encore dans cette vision dualiste selon laquelle il y a un sujet de la perception indépendant qui se met en quête d’un objet de la perception séparé de lui-même, une conscience subjective qui recherche une réalité objective.
La double prise signifie être emprisonné dans l’idée que celui qui saisit (grāhaka), sujet de la perception, et la chose saisie (grāhya), objet de la perception, sont deux réalités séparées indépendantes l’une de l’autre. Il faut voir également que ce que nous appelons forme est aussi conscience. En réalité, les manifestations que nous percevons comme soi et comme phénomène (dharma) appartiennent aux domaines des objets du tréfonds (nimittabhāga), c’est-à-dire au tréfonds, à la conscience. Nous ne pouvons pas dire que celui qui perçoit (darśanabhāga) est conscience et le perçu est la forme. Ce que nous appelons forme n’est qu’une formation qui se manifeste à partir des semences. Quand nous disons que l’objet de la perception dépend du sujet de la perception, qu’un seul côté suffit à créer l’objet, nous sommes piégé par l’idéalisme (selon lequel, tout vient de l’esprit), ce qui n’est pas en accord avec les enseignements de la Manifestation Seule, car cette façon de voir n’a pas encore dépassé la double prise. Etudiant la Manifestation Seule, nous devons apprendre à effacer la frontière entre esprit et matière, sujet et objet de la perception (darśanabhāga et nimittabhāga). Il n’est pas juste de dire que l’objet en tant que représentation est une construction de celui qui perçoit (darśanabhāga) car cela contredit les principes des semences comme base (bījāśraya) et de la coexistence comme base.
La soif d’absolu
La principale difficulté dans l’étude de la Manifestation Seule consiste à dépasser la vue dualiste et la soif d’absolu. La plupart d’entre nous recherchons le bien absolu, la vérité absolue, le beau absolu et le bonheur absolu. Or dans l’étude de la Manifestation Seule, nous voyons l’inter-être, la coproduction et le principe de réciprocité : sans boue pas de lotus, sans souffrance pas de bonheur, sans impur pas de pur, sans mal pas de bien. Nous croyons qu’au stade d’arhat, l’amoureux n’existe plus, qu’il ne reste plus que la sagesse de la non-discrimination. Nous pensons qu’en devenant Bouddha, il n’y aura plus de souffrance et qu’il n’y aura plus que bonheur. Cela signifie que le bien peut exister sans le mal, l’éveil sans l’ignorance, le lotus sans la boue. Cela enfreint la loi de l’inter-être. Et donc, il est faux de dire que l’arhat, dans la concentration de cessation des sensations et des perceptions, sur le chemin supra-mondain, n’a plus de manas. S’il n’a plus de manas, comment peut-il avoir la sagesse de la non-discrimination ? Les deux doivent coexister et s’appuyer l’un sur l’autre pour exister comme le lotus et la boue.
Qui plus est, sans manas, comment peut-il y avoir de conscience mentale ? Sans conscience mentale, comment peut-il y avoir la sagesse de l’observation merveilleuse ? Le Bouddha et l’arhat n’ont-ils pas de conscience mentale ? Si c’est le cas, avec quoi pratiquent-ils la pleine conscience et le regard profond ? Si la conscience mentale existe, il faut que sa base existe. Le manas est d’abord le désir de vivre, l’instinct de conservation et de protection du soi. C’est la base à l’origine de la conscience mentale. La sagesse de la non-discrimination est aussi une sorte de base de la conscience mentale. C’est l’extension de la conscience mentale, du manas, tout comme la fleur et la tige de lotus sont l’extension de la racine de lotus et de la boue. Grâce à la boue, le lotus existe. Sans la base, manas, il n’y a pas de conscience mentale. Nous devons apprendre à accepter cette vérité évidente : sans boue, pas de lotus ; sans première noble vérité, pas la troisième noble vérité, c’est-à-dire sans souffrance, pas de bonheur ; et sans gauche, pas de droite. Nous pratiquons pour savoir produire la joie, le bonheur, et gérer la souffrance. Gérer la souffrance signifie aussi produire la joie et le bonheur. Avec la vision profonde, nous savons gérer la souffrance, nous souffrons très peu et nous avons la capacité d’utiliser la souffrance pour produire la joie, le bonheur tout comme nous utilisons la boue pour cultiver des lotus. Nous avons souvent entendu dire que les afflictions (kleśas) sont l’éveil (bodhi), que le nirvāṇa se trouve dans les naissances et les morts (saṃsāra); telle est la vérité. C’est une illusion de vouloir le lotus sans avoir besoin de la boue.
Le pratiquant sait comment semer et arroser régulièrement les graines de la compassion et de la vision profonde. Compassion et vision profonde sont impermanentes comme tous les autres phénomènes, et doivent donc être nourries et renforcées. C’est pourquoi le Bouddha, même éveillé, a continué à pratiquer la méditation assise, la méditation marchée et le regard profond. Même si nous savons cultiver le riz, si nous ne le semons pas tous les ans et n’en prenons pas soin, nous n’aurons rien à récolter ni à manger. Écouter l’enseignement, pratiquer les préceptes, regarder profondément et pratiquer quotidiennement correspondent au travail d’ensemencement des graines de la compréhension et de la compassion pour empêcher les afflictions comme l’avidité, la colère, l’ignorance et l’orgueil de croître comme les mauvaises herbes et les parasites qui envahissent et détruisent les récoltes. La pratique est comme une imprégnation (vāsanā). Cesser de pratiquer pendant plusieurs mois ou plusieurs années est pareil à cesser de semer et de soigner la plantation pendant des mois ou des années. Les mauvaises herbes pulluleront et il n’y aura plus rien à manger. Sans pratique, nous n’aurons plus ni compréhension ni compassion, et les afflictions comme l’avidité, la colère et l’ignorance gagneront du terrain. Ainsi, l’état appelé non-régression est une réalité mais il ne peut être maintenu que par une pratique continuelle. Les bouddhas et les boddhisattvas doivent également maintenir la pratique pour continuer ce stade de non-régression. Tous les phénomènes sont conditionnés (saṃskṛta) et doivent être fortifiés pour continuer à exister. C’est pourquoi bhāvanā, terme sanskrit utilisé pour désigner la pratique, doit être traduit par culture.
La réalité en soi, avec forme et sans forme
La nature des semences (bīja) conservées dans le tréfonds peut être appelée réalité en soi sans substance ou réalité en soi sans forme. Quand les semences se manifestent comme formation, elles sont encore réalité en soi mais elles sont appelées réalité en soi avec substance ou réalité en soi avec forme, qui porte les signes particuliers (svalakṣaṇa), universels (sāmānyalakṣaṇa), identiques, différents, à venir ou en dissolution. Comme le tréfonds est non-voilé, ces formes demeurent la réalité en soi. Les consciences évolutives peuvent, au contraire, être prises dans ces formes, et pour cette raison donner naissance aux afflictions (avidité, colère, ignorance, attachement, orgueil, etc.). La physique contemporaine est aussi à la recherche de la fabrique (nature propre) de toutes choses. Certains affirment que cette fabrique est constituée de particules subatomiques. D’autres considèrent que ce sont les champs de forces. Le terme champ de forces est le plus proche de celui de semence car les semences sont une sorte d’énergie, de potentialité, appelée fonction (sakti) dans les enseignements de la Manifestation Seule. Les semences elles-mêmes sont la réalité en soi sans forme, et lorsqu’elles se manifestent en tout ce qui est, elles sont appelées réalité en soi avec forme. Le tréfonds n’est pas trompé par la forme des phénomènes.
Déduction et objectivation
Comme le manas est emprisonné dans ces formes, il s’accroche aux cinq agrégats et pense qu’ils sont lui. De là, les cinq agrégats deviennent les cinq agrégats saisis (upādānaskandha). Dans le tréfonds, les cinq agrégats sont le merveilleux corps du Dharma. Dans le manas, les cinq agrégats deviennent objet d’attachement. La représentation correcte est l’objet du manas. Du fait de la déduction et des projections, le manas voit les cinq agrégats comme un soi séparé. Par conséquent, l’objet du manas peut être appelé représentation projetée. C’est le cas de l’esprit qui prend l’esprit comme objet de la perception. Dans le cas où l’esprit prend la matière comme objet de la perception, l’objet de la conscience mentale est une représentation objectivée. Cela signifie que la conscience mentale croit que l’objet de sa perception est une réalité objective, qu’il y ait conscience ou pas, l’objet demeure le même. L’objectivation est un nouveau terme qui signifie croire que l’objet de la perception est une réalité objective à l’extérieur de la conscience.
Avec et sans substance
Il existe aussi deux sortes de simples images. La première est simple image avec substance. Cela se réfère aux graines d’images semées dans le tréfonds et entretenues par lui. La seconde est simple image sans substance, ou simple image créée. Ces images sont un assemblage, un montage pêle-mêle de simples images avec substance. Le pouvoir créatif d’un artiste est sa capacité à utiliser les simples images avec substance pour créer des simples images sans substance, ce qui, à leur tour deviendront des images avec substance dans le tréfonds.
Continuation sans élimination
Selon le principe de réciprocité, la sagesse de l’inclusivité va de pair avec le manas, tout comme le lotus et la boue : l’un existe car l’autre existe ; sans l’un, l’autre n’existerait pas ; tant que l’un est présent, l’autre est présent et vice versa. Il est faux de dire qu’il y aura des lotus seulement quand il n’y aura plus de boue. Les lotus ne peuvent exister que s’il y a de la boue. Les deux ont besoin l’un de l’autre, et ce qui est bien de la pratique, c’est d’utiliser la boue pour cultiver les lotus. Tous les deux sont biologiques et impermanents, et il en est de même pour le manas et la sagesse de l’inclusivité. Ainsi, il n’est pas correct de dire que le manas cesse d’exister au stade de l’arhat lorsqu’il atteint la concentration de la cessation sur le chemin supra-mondain. Si le manas n’existe plus, alors la sagesse de l’inclusivité n’existe plus non plus.
Dès que nous acceptons le manas, nous sommes en paix. Ensuite, le pratiquant apprend à gérer intelligemment le manas afin de nourrir la sagesse de l’inclusivité. C’est ce que signifie : les afflications sont l’éveil, le monde de la souffrance (saha) est la Terre Pure, ou la naissance et la mort sont le nirvāṇa.
Briser toutes les barrières
Etudiant la Manifestation Seule, nous devrions apprendre à ôter progressivement les limites entre les paires d’opposés comme bien et mal, ignorance et éveil, pur et impur, esprit et matière, sujet et objet et ainsi de suite. La science va aussi dans ce sens. Au début, les hommes pensaient que le ciel et la terre étaient deux royaumes différents, mais avec la découverte de la loi de la gravitation universelle, nous savons qu’ils sont régis tous les deux par le même principe, et qu’ainsi, la terre est une partie du ciel, et le ciel une partie de la terre. Après cela, la science a découvert que le son et l’air ne sont pas deux entités. Le son est fait de vibrations de molécules d’air. Ensuite, nous avons appris que la chaleur est le résultat de l’interaction électromagnétique des particules de matière ou de la stimulation des particules par la radiation électromagnétique. L’électricité et le magnétisme ne sont pas non plus deux entités, mais deux aspects d’une même réalité. Les ondes électromagnétiques et les ondes de lumières sont pareilles. Il en est de même pour la matière et l’énergie : la matière peut devenir de l’énergie et l’énergie peut devenir matière.
Le meilleur de l’étude de la Manifestation Seule est de nous montrer la nécessité de l’abandon de la double prise si nous voulons être en contact avec la réalité en soi. La double prise est l’attachement à la paire d’opposés : croyance en l’existence d’un sujet de la perception à l’extérieur de l’objet de la perception et d’un objet de la perception à l’extérieur d’un sujet de la perception. Nous savons que le sujet qui perçoit (darśanabhāga) et l’objet perçu (nimittabhāga) s’appuient l’un sur l’autre pour se manifester, ils sont la cause de la coexistence de l’un et de l’autre. Grâce à cette vision, nous pouvons briser la barrière qui sépare celui qui perçoit de ce qui est perçu. L’enseignement de la Manifestation Seule doit aller plus loin et nous aider à nous débarrasser de la vue dualiste de l’esprit et de la matière, du pur et de l’impur, du bien et du mal, de la souffrance et du bonheur, de l’ignorance et de l’éveil, etc.
Quand l’enseignement de la Manifestation Seule y parvient, il devient le véhicule le plus élevé et ne joue plus le rôle de véhicule convenable comme c’est le cas depuis le 5ème siècle jusqu’à ce jour. Maître Fazang de l’ère Tang a commencé ce travail, mais seule la moitié de la tâche fut accomplie.
Sagesse Acquise Ultérieurement
La conscience du tréfonds peut être appelée sagesse racine, et la conscience mentale, la force principale qui réalise la Sagesse Acquise Ultérieurement. Les graines de la Sagesse Acquise Ultérieurement se trouvent déjà dans le tréfonds. La conscience mentale n’a besoin que de reconnaître, toucher et nourrir cette sagesse par la pratique du regard profond, et de la renforcer chaque jour pour qu’elle éclaire nos actions quotidiennes. Le tréfonds est la terre. La conscience mentale est le jardinier. Pour avoir de quoi manger, il faut semer et soigner les plantes. La Sagesse Acquise Ultérieurement doit être nourrie et renforcée tous les jours par la pratique quotidienne.
Les enseignements de la Manifestation Seule confirment que la conscience mentale et les cinq consciences sensorielles ont toutes la capacité d’entrer en contact avec la réalité en soi car ces consciences ont également le potentiel du mode de perception directe et correcte. Quand la conscience mentale fonctionne seule et quand elle fonctionne de concert avec les cinq consciences sensorielles, elle peut toucher la réalité en soi dans sa nature propre (svalakṣaṇa) au premier instant de la perception directe. Cependant, avec l’habitude de déduire et de discriminer, ce signe particulier devient immédiatement un signe universel (sāmānyalakṣaṇa), si bien que l’objet n’est plus la chose en soi mais une représentation. Le mode de perception (pramāṇa) est peut-être toujours direct mais il est néanmoins une perception directe erronée. Il en va de même pour les cinq consciences sensorielles basées sur la conscience mentale. Dans la construction mentale (vikalpa) basée sur une image de la réalité en soi, les nuages ne sont que nuages et non pas la pluie ou la vapeur d’eau, le père n’est que père et non pas le fils, le corps n’est que corps et non pas l’environnement. Cependant, les choses inter-sont : les nuages sont aussi l’eau, le fils est aussi la continuation du père, le corps est fait d’éléments de l’environnement. Grâce à la contemplation de la coproduction conditionnée, de l’inter-être et de la réciprocité, la conscience mentale peut découvrir la nature de la coproduction interdépendante (paratantra) et finalement entrer en contact avec la réalité absolue (pariṇiṣpanna). Les enseignements les plus extraordinaires de la Manifestation Seule sont la neutralité et la double prise, et non pas les Trois Natures en Soi ou les Trois Non-Natures.
Les grands commentateurs comme Dharmakīrti et Dignāga, ont introduit dans les enseignements de la Manifestation Seule les idées des trois objets de la perception et des trois modes de perception, ont aidé à clarifier beaucoup l’épistémologie de la Manifestation Seule mais ont aussi pu conduire aux vues extrêmes qui renforcent l’idée que seul l’esprit existe et qu’il n’y a pas d’objet. En effaçant la frontière entre esprit et matière et en comprenant que les deux s’appuient l’un sur l’autre pour se manifester selon le principe de la réciprocité, nous pouvons déjà dépasser la double prise.
Ni venir ni partir
Comme la présentation des douze liens de la coproduction conditionnée (nidānas), la Manifestation Seule veut également expliquer le mécanisme du samsara en affirmant qu’à la fin d’une maturation, d’autres se poursuivent. Dans les Versets sur les Huit Consciences, maître Xuanzang décrit la conscience du tréfonds comme le chef, le leader de toutes les huit consciences. Le tréfonds joue le rôle du directeur qui arrive le premier et part le dernier. A la mort, les consciences sensorielles et la conscience mentale sont les premières à cesser de fonctionner et la conscience du tréfonds s’arrête après. Cela pourrait conduire au malentendu qu’il existe une âme qui quitte le cadavre et que cette âme est le tréfonds. Or, la nature du tréfonds est ni venir ni partir, ni avant ni après. La question est se manifester ou cesser de se manifester et non pas être ou ne pas être, venir ou partir. En hiver, nous ne voyons ni les papillons ni les fleurs, mais cela ne signifie pas que les uns et les autres ont cessé d’exister. Au printemps, ils se manifestent mais cela ne signifie pas qu’ils deviennent existants à partir de rien. Le tréfonds conserve les graines des papillons et des fleurs afin que, une fois les conditions réunies, ils se manifestent de nouveau. Le tréfonds conserve aussi les pétales de fleurs fanées et les ailes de papillons déchiquetées pour qu’au printemps suivant, ils deviennent des éléments qui nourriront les nouveaux papillons et les nouvelles fleurs. Dans la croyance populaire, le samsara implique qu’il doive y avoir une âme. Selon la Manifestation Seule, la maturation n’est pas une âme mais un courant de la vie qui coule continuellement, une force de vivre, une potentialité, les graines cachées dans toutes les formes animées et inanimées.
Les dix-huit domaines d’existence (dharmadhātus) ne sont pas encore le tout
Avant d’évoquer le rôle de la conscience mentale dans la pratique et la transformation, évoquons la question de « tout » (tous les phénomènes). Dans des soutras, le Bouddha a enseigné que le tout se trouve au sein des 18 domaines d’existence: les six organes sensoriels, les six objets des sens et les six consciences sensorielles. Mais en regardant profondément dans la conscience mentale, nous voyons également le manas et le tréfonds. Le tréfonds est comme un iceberg dont la partie gigantesque est immergée dans la profondeur de l’océan et la conscience mentale en est la toute petite partie qui émerge à la surface.
Grâce aux sciences, nous savons que l’univers ne se limite pas à ce qui nous percevons par nos cinq sens. Chaque sens nous permet de percevoir seulement un type d’objet, le nez par exemple, entre en contact seulement avec les odeurs et non pas avec les formes, les sons, le goût ou le toucher. La capacité de nos cinq sens est limitée. Les oreilles du chien peuvent entendre des sons inaudibles aux humains. Ainsi, les sons dont la fréquence est plus élevée ou plus basse que celles reconnues par nos oreilles ne se trouvent pas dans notre « tout ». Il en va de même de la lumière, certaines fréquences lumineuses sont invisibles pour nos yeux. Si nous pouvions les voir, l’univers pour nous serait certainement très différent de celui que nous connaissons actuellement. Certaines espèces animales ont un odorat et une ouïe beaucoup plus sensibles que les nôtres. Avec nos cinq organes sensoriels, nous ne pouvons que créer un petit univers et nous ne pouvons pas contempler la véritable nature de l’univers. L’objet de notre conscience, par nos cinq sens, n’est essentiellement qu’une représentation et non pas la chose en soi. Une huitre, par exemple, sans odorat ni ouïe et vivant dans le fond de l’océan a un univers beaucoup plus réduit que le nôtre, et son « tout » est plus petit que le nôtre. Il se peut aussi que des espèces possèdent des sens beaucoup plus sensibles que les nôtres et leur univers est sans doute plus vaste et plus beau que le nôtre. Les huitres qui vivent au fond de l’océan n’ont pas la chance de voir l’univers avec la lune et les étoiles, ni la surface bleue de l’océan avec ses puissantes vagues, ni d’entendre la musique de la marée montante qui résonne. La chauve-souris a un organe sensoriel sensible qui lui permet de repérer un obstacle dans le noir à une distance de trois kilomètres pour l’éviter en plein vol. Cet organe sensoriel est une sorte de radar dont notre corps est dépourvu. Nous ne devrions pas alors nous fier trop à nos sens. La conscience mentale peut donc nous avertir des limites de nos perceptions et nous empêcher d’être trop fiers ou trop dogmatiques dans nos interactions avec le monde et toutes les espèces. En réalité, nous avons plus de cinq sens. Il existe différents types des neurones récepteurs sur notre peau. Certains sont sensibles au toucher, d’autres à la chaleur, d’autres au froid ou à la douleur. Chaque récepteur a sa propre fonction spécifique. L’oreille interne possède un organe sensoriel appelé labyrinthe qui nous permet de connaître la position de notre corps dans l’espace, ce qui est au-dessus, au-dessous, à gauche, à droite, et de maintenir notre équilibre quand nous sommes debout, allongés, assis, que nous marchons, courons ou sautons.
La science nous aide à reconnaître les limites de nos organes des sens ; elle augmente notre capacité visuelle et auditive, et celle de nous mouvoir dans l’espace. Même si nous n’avons pas le pouvoir magique de voir et d’entendre à de très longues distances, et nous déplacer très loin en un clin d’œil, grâce à la science moderne et à la technologie, nous pouvons voir et entendre ce qui se produit à des milliers de kilomètres de nous, nous pouvons voyager à la vitesse des avions et des fusées pour visiter nos planètes voisines.
La biologie et la physique nous aident à nous défaire plus facilement de notre vue dualiste de l’esprit et de la matière, de la psyché et du soma. Nous pouvons alors voir le rapport réciproque et la nature d’inter-être entre corps et esprit. Nos formations mentales, comme l’angoisse, la colère, la peur, la tristesse et le désespoir sont intimement liées aux impulsions nerveuses et aux neurotransmetteurs. Nous voyons comment le corps est le prolongement de l’esprit et l’esprit le prolongement du corps ; pour cette raison nous pouvons lâcher prise de la discrimination appelée construction mentale (parikalpita) et voir l’unité de tous les phénomènes, du sujet et de l’objet, du créateur et de la création, du lotus et de la boue, de la pureté et de l’impureté. Les enseignements de la Manifestation Seule de notre époque doivent se rapprocher de la biologie et de la physique et non pas seulement de la logique comme à l’époque de Dharmakīrti et de Dignāga. La psychologie et la biologie devraient aller main dans la main. En étudiant le processus de la naissance des pensées et sensations, nous devrions avoir des connaissances sur le système nerveux et le cerveau. Au tout premier instant de la perception, les cinq consciences sensorielles ne forment pas encore de constructions mentales discriminatives, et ne sont pas encore prises dans les signes universels. Bien qu’elles soient en contact avec la chose en soi, elles n’en perçoivent qu’une partie très limitée. La conscience du tréfonds, pour sa part, conserve toutes les graines de la réalité en soi. À la lumière de l’inter-être, le tréfonds est à la fois sujet et objet, celui qui perçoit et l’objet perçu tant il est vrai qu’on ne peut les séparer l’un de l’autre.
Le rôle de la conscience mentale
Lorsque la conscience mentale est dans un état de dispersion, elle peut très facilement être entraînée par l’amoureux (le manas) et elle a tendance à chercher le contact avec les objets de désir. Dans ce cas, son attention est inappropriée (ayonisomanaskāra). Si la conscience mentale se comporte ainsi, elle causera de la souffrance. Si la conscience mentale ne sait pas regarder profondément les quatre types de nourritures, elle laissera le corps et l’esprit consommer des toxines qui entraîneront afflictions et souffrances. Si elle n’apprend pas les entraînements à la pleine conscience pour aider le manas à contrôler ses impulsions de désir, d’égoïsme, de colère, cela augmentera la boue et diminuera le nombre de lotus. Si la conscience mentale ne sait pas pratiquer le regard profond et ne fait que recouvrir et étouffer la souffrance, tôt ou tard il y aura des symptômes de maladies mentales, et elle connaîtra le désordre ou la psychose. Si elle pratique la pleine conscience et la concentration dans la vie quotidienne, elle sera capable de produire la paix, la joie et le bonheur à chaque pas, à chaque respiration, à chaque action, et ce faisant, pacifiera le corps et l’esprit. Si elle sait comment utiliser la respiration consciente pour reconnaître la souffrance et la tristesse, sans les fuir ni les recouvrir, alors la conscience mentale pourra embrasser et calmer les sensations et les émotions de douleur et de tristesse et finalement, grâce au travail du regard profond, elle atteindra la vision profonde capable de transformer dans l’instant présent la souffrance en compréhension et compassion, la boue en lotus. En méditant sur l’impermanence, le non-désir, la coproduction conditionnée et l’inter-être, la conscience mentale dissout les constructions mentales, atteint la vision profonde de la coproduction interdépendante, supprime toutes les séparations qui créent la souffrance. Si la conscience mentale continue de méditer sur la coproduction interdépendante, la vision profonde de la Réalité Absolue (bhūtatathatā) se manifestera progressivement, et c’est la Sagesse Acquise Ultérieurement qui aide la conscience mentale à toucher le corps de Dharma, l’ainsité et la réalité en soi, comme le tréfonds.
Ces méthodes de pratique sont très concrètes, bien plus pratiques que les quatre méthodes d’investigation (paryeṣaṇa), les processus de l’équipement moral (sambhārāvasṭhā), l’action intensifiée (prayogāvasthā), la compréhension pénétrative (prativedāvasthā), la culture, la réalisation finale (niṣthāvasthā), les dix étapes du boddhisattva, les quatre méditations, les quatre concentrations sur la non-forme qui sont tous riches en théorie mais pas très réalistes en ce qui concerne la pratique quotidienne.
Résumé des points essentiels
1. La conscience du tréfonds préserve les graines et leurs formations manifestées. Son sujet (darśanabhāga) a une perception directe et correcte, et son objet (nimittabhāga) est la chose en soi sans substance ou avec substance, ce qui signifie la chose en soi sans signe ou avec signe. Comme la conscience du tréfonds est déjà la Sagesse du Grand Miroir Parfait, elle n’a pas besoin de se transformer. Que nous soyons ou non un arhat, notre conscience du tréfonds est de la même nature car elle est toujours non-voilée.
2. Les graines et les formations manifestées que la conscience du tréfonds conserve sont toutes non-voilées et neutres. Leur nature comme la nature du tréfonds n’est ni être ni non-être, ni bien ni mal, ni affliction (āsrava) ni non-affliction (anāsrava). Les graines du corps et de l’environnement que le tréfonds conserve sont la réalité en soi.
3. L’objet perçu (nimittabhāga) et le sujet qui perçoit (darśanabhāga) se conditionnent mutuellement pour se manifester selon le principe de réciprocité. Il est impossible d’ôter le sujet de l’objet ou l’objet du sujet.
4. La nature des graines contenues dans la conscience du tréfonds est également celle de la conscience du tréfonds :
1. impermanente à chaque instant ;
2. cause et effet coexistentants et indissociables ;
3. cinématographique : couler et continuer toujours en séries (continuité malgré le changement à chaque instant) ;
4. neutre (ni bonne ni mauvaise, biologique, et pour cette raison peut être perçue comme bonne ou mauvaise) ;
5. attend les conditions suffisantes pour se manifester ou mûrir ;
6. libre des notions d’être et de non-être, d’existence et de non-existence ;
7. libre des notions d’intérieur et d’extérieur, de sujet et d’objet ;
8. libre des notions d’ancien et de nouveau, d’inné et d’acquis récemment ;
9. libre des notions de pur et d’impur, d’affliction (āsrava) et de non-affliction (anāsrava) ;
10. libre des notions de semblable et de différent ;
11. libre des notions de venir et de partir ;
12. libre des notions d’individuel et de collectif.
5. Dans la conscience du tréfonds, graines et formations manifestées sont la réalité en soi. Les graines sont la réalité en soi sans forme et les formations manifestées sont la réalité en soi avec forme. Le tréfonds ne s’attache pas aux signes des formations manifestées parce que son mode de perception est directe et correcte.
6. Comme les graines sont impermanentes, intersont et se manifestent en coproduction conditionnée, chaque semence ne donne pas nécessairement naissance à son propre fruit.
7. La conscience du tréfonds coopère avec les cinq formations mentales universelles mais aussi avec les cinq formations mentales particulières car elle a la vision profonde (avec son mode de perception directe et correcte), la pleine conscience (comme le tréfonds est le réservoir de la mémoire), et la concentration (la non-dispersion) comme elle est toujours présente pour maintenir la vie. Elle coopère également avec la formation mentale élan vital (jīvitendriya) qui est la force de vie.
8. Les cinq agrégats (skandha) dans la conscience du tréfonds sont également la réalité en soi, aussi merveilleux que le corps du Dharma. L’objet que le manas saisit n’est pas vraiment le tréfonds mais une image de celui-ci que le manas a créée : cette image est une représentation et non pas la chose en soi.
9. Le manas a sa base dans la conscience du tréfonds, en particulier dans la formation mentale élan vital (jīvitendriya), le désir de vivre, de croître et de continuer pour toujours. C’est le mécanisme de survie, l’instinct d’autoprotection, l’énergie qui désire vivre et a peur de mourir, la tendance à courir après le plaisir sensuel et à fuir la souffrance. C’est la base qui donne naissance aux afflictions telles que le souci, la tristesse, l’avidité, l’angoisse, etc., qui nous font souffrir. Cependant, la conscience mentale basée sur le tréfonds qui sait regarder profondément pourra éclairer et contrôler le manas, pour permettre à la Sagesse de la Non-Discrimination de se manifester comme un lotus de la vision profonde qui s’épanouit sur la boue du manas. Tant qu’il y a la boue il y a le lotus et vice versa. De même, le manas, la conscience mentale, la Sagesse de l’Observation Merveilleuse et la Sagesse de la Non-Discrimination forment un courant continuel, s’appuient les uns sur les autres pour se manifester sans s’opposer ni s’éliminer. Il n’est pas nécessaire que toute la boue disparaisse pour que le lotus apparaisse. Au contraire, si la boue n’est plus là, le lotus cesse d’exister. C’est ainsi que les afflictions sont l’éveil.
10. Selon le principe des graines comme base (bījāśraya) et de la coexistence comme base (sahajātāśraya), le sujet et l’objet de la perception de la conscience ont tous leur base dans des graines et dépendent l’un de l’autre pour se manifester simultanément. Ainsi, affirmer que l’objet de la perception (nimittabhāga) dépend du sujet de la perception (darśanabhāga) et qu’un seul côté suffit à créer l’autre enfreint le principe de coproduction conditionnée et le principe de réciprocité. Le sujet qui perçoit ne peut apparaître le premier et créer l’objet perçu.
11. Tant qu’il y a encore la vie, il y a encore le manas. Même devenu arhat, bodhisattva ou Bouddha, on a toujours le manas. Mais chez ces nobles êtres, le manas n’est plus un problème car ils savent comment le gérer et le sublimer, en transformant les éléments du manas en pleine conscience, en concentration et en vision profonde. Le Bouddha est parvenu à l’éveil à l’âge de 35 ans. Il était encore très jeune et avait encore l’énergie sexuelle mais celle-ci ne posait plus de problème car il savait la transformer en énergie de la compassion et de la compréhension pour le nourrir et pour aider les autres. Son énergie sexuelle n’était pas un obstacle mais au contraire, une source d’énergie nécessaire pour faire naître la vision profonde et le bonheur, tout comme la boue qui peut être utilisée pour cultiver le lotus.
12. La maturation survient à chaque instant et aussi après chaque période. Nous n’avons pas à attendre que ce corps fait des quatre éléments se décomposent pour se réincarner. Chaque pensée, chaque parole, chaque action peut se réincarner dès qu’elle se produit. La maturation a lieu à chaque instant même à de différents moments.
13. Il faut nous entraîner quotidiennement, il faut apprendre à regarder de manière à effacer les limites entre sujet et objet, entre intérieur et extérieur, esprit et matière, moi et autrui, pour nous libérer de la double prise et réaliser la nature de la Manifestation Seule.
14. Voici les pratiques concrètes destinées à éclairer, maîtriser et sublimer le manas :
1.Pratiquer les Entraînements à la Pleine Conscience et voir qu’ils protègent notre liberté et ne sont ni des restrictions ni des interdictions.
2.Vivre en pleine conscience pour entrer en contact avec les merveilles de la vie qui peuvent guérir et nourrir. Ne pas abandonner le moment présent pour rechercher le bonheur dans l’avenir.
3.Apprendre à produire la joie et le bonheur par la pleine conscience. Savoir utiliser la respiration et la marche pour le faire.
4.Regarder profondément la nature de la coproduction conditionnée, de l’inter-être et de la réciprocité dans toutes choses pour réussir à lâcher prise de la vue faite de constructions mentales, pour réaliser la coproduction interdépendante, atteindre la Sagesse Acquise Ultérieurement, abandonner le monde de la représentation et entrer en contact avec le monde de l’ainsité. La conscience mentale doit être capable de faire comme le tréfonds.
5.La transformation grâce à la base (āśrayaparāvṛtti) n’est pas la transformation du tréfonds mais plutôt le fait que le manas et la conscience mentale lâchent prise de vieilles énergies d’habitude, forment et consolident les nouvelles capables de faire naître la joie et le bonheur et de gérer la souffrance dans le moment présent. La plasticité du cerveau et des neurones permet la capacité de la formation et du renforcement de ces belles habitudes. Cette plasticité prouve que le cerveau est également neutre et biologique comme le tréfonds.
L’école bouddhiste de la Manifestation Seule était également appelée à ses débuts l’école bouddhiste Yogācāra. Yoga signifie en coopération, en lien avec la vérité, la réalité ultime. Des pratiques comme la respiration en pleine conscience, la concentration de l’esprit, l’arrêt (śamatha) et le regard profond (vipaśyanā) sont destinées à établir un lien entre le pratiquant et la réalité ultime. L’œuvre de Maître Asanga, Yogācārabhūmiśastra, expose les 17 royaumes (bhūmi) par lesquels un pratiquant doit passer. La présentation y est très idéale et très détaillée mais n’a pas le caractère pratique et concret comme les pratiques enseignées par le Bouddha dans les soutras. Les soutras de base sur la méditation comme le Soutra de la Pleine Conscience de la Respiration, le Soutra des Quatre Etablissements de la Pleine Conscience, etc., enseignent la pratique de manière beaucoup plus claire, plus simple et plus concrète.
L’école bouddhiste de la Manifestation Seule, c’est exactement la littérature d’Abhidharma du Mahayana. Grâce à sa vue de la non-dualité et de la réciprocité, cette école peut abandonner son caractéristique de petit véhicule, comme il a été considéré jusque là, pour devenir un bouddhisme complètement mahayaniste.