Interview de Sr Trang Dieu Ly (Seconde partie)
Voici la suite et la fin de l'interview de notre chère Sr Trang Dieu Ly ! Bonne lecture... et au fait, si vous avez des questions à proposer pour les prochaines interviews de nos soeurs, écrivez-nous vite !
Sr Hai Nghiem :
Voici une question qui est venue d’une réflexion, d’une quête personnelle : quel serait le pont le plus important que tu aspires à construire entre les cultures présentes dans la Sangha monastique ? Particulièrement en cette période à la Maison de l’Inspir, mais aussi en général.
Sr Trang Dieu Ly :
De créer de plus en plus, en plus…, de compréhension, parce que je vois que nous ne nous comprenons pas encore bien les uns les autres. Cela va avec le fait de passer beaucoup de temps ensemble, de vraiment échanger, de véritablement ouvrir nos cœurs. D’écouter, d’apprendre les uns des autres… et quelque chose qui n’est pas facile pour moi, c’est de lâcher prise de mon idée de comment faire les choses pour voir qu’il y a de nombreuses façons de faire et que telle autre façon est aussi juste que ma façon de faire. Et vice-versa… je ne peux pas devenir vietnamienne parce que je ne le suis pas, mais nous pouvons nous rencontrer en route !
Sr Hai Nghiem :
As-tu une anecdote spéciale d’un moment personnel avec Thay ? Tu parlais des fois où tu lui avais donné un soin, ou bien une autre rencontre dans le cadre privé ?
Sr Trang Dieu Ly :
Oui : en lien avec la question du nom que Thay m’a donné. Thay a commencé à me saluer toujours de la même manière avec la même phrase, dès que je le rencontrais, par exemple lorsque nous lui apportions les repas. Il me regardait toujours de son regard qui voit tout et disait, ‘tu es donc je suis’, et je sentais dans son regard que j’aurais dû réaliser la profonde signification de la dimension ultime à cet instant-même… et j’avais un air de dire… ‘désolée Thay, pas encore !’ Je me souviens de ces moments, il souriait, et puis un jour il m’a écrit la calligraphie ‘you are therefore I am’. Elle est toujours avec moi à présent, affichée au-dessus de mon lit. C’est mon koan.
Sr Hai Nghiem :
C’est beau !
Sr Trang Dieu Ly :
Oui… parce que tu es l’étudiante, je suis l’enseignant.
Sr Hai Nghiem :
Est-ce que tu sens que Thay vit en toi, dans ta manière de vivre au quotidien, dans ta manière d’apporter un soulagement aux gens qui souffrent ?
Sr Trang Dieu Ly :
Je pense que Thay vit en chacun de nous. Plus je vis cette vie monastique, plus j’arrive à toucher Thay en moi-même et la beauté de son enseignement. C’est quelque chose que je désire vraiment transmettre, et très certainement, ce sera une façon de faire très différente de celle de Thay puisqu’il est évident que je ne suis pas Thay. Mais certainement : la douceur et la simplicité de l’enseignement de Thay m’ont beaucoup touchée et c’est ça ce que je veux transmettre dans le futur, de ma propre façon, aussi.
Sr Hai Nghiem :
Et puis les conditions que tu rencontres sont totalement différentes de celles que Thay a rencontrées !
Sr Trang Dieu Ly :
Oui, et je viens d’un milieu complètement autre. Mais j’invite souvent Thay à marcher avec moi, ou bien quand je rencontre une situation difficile, alors je peux vraiment sentir qu’il est en quelque sorte présent en moi. Et par cette présence, je suis à même de répondre différemment à la situation.
Sr Hai Nghiem :
Est-ce que tu es fière d’un progrès particulier dans ta pratique ?
Sr Trang Dieu Ly :
(Rire) Oh là là. J’imagine qu’il y a beaucoup de progrès à venir, et beaucoup de choses que je n’ai pas encore réalisées… mais je vois beaucoup de changement en moi, je suis beaucoup plus heureuse, par exemple. Peut-être j’aime bien ne pas être trop fière, j’essaie de ne pas trop cultiver mon ego. Il est bien assez grand déjà (rire). Même si souvent au début les gens me sous-estiment, mais c’est OK. Je suis patiente. (Sourire)
Sr Hai Nghiem :
Tu as parlé de la calligraphie que Thay t’a offerte. Ma question suivante est quel est ton texte préféré, par exemple un soutra, un livre, une calligraphie ?
Sr Trang Dieu Ly :
Hmm, je pense que ça change régulièrement, ce ne sont pas toujours les mêmes. J’aime beaucoup la calligraphie de Thay ‘sois belle, sois toi-même’.
Le soutra que je préfère, c’est le Soutra de l’Aide aux Mourants, parce-que c’est une méditation guidée très profonde et belle.
Sr Hai Nghiem :
Et un enseignement du Dharma que tu n’oublieras jamais, qui t’a vraiment propulsée vers un éveil ;)
Sr Trang Dieu Ly :
Oui ! C’était lorsque j’étais encore pratiquante laïque, et Thay est venu à Cologne donner un enseignement. Ce n’est pas le discours lui-même mais la pratique du Toucher de la Terre [pour se relier aux ancêtres] qui a suivi, et je crois que c’est Thay qui la guidait, non pas Sœur Chân Không, mais je ne suis pas sûre. C’était à l’Audimax de l’université de Cologne, la salle était pleine à craquer. Comme c’est un amphithéâtre avec des gradins, les gens ne pouvaient pas toucher la Terre. Mais j’étais assise devant, sur le sol, et j’ai pu réellement toucher la Terre. Je me souviens qu’à cet instant, j’ai visualisé mes parents, surtout mon père. Du fait de mon histoire, je ne connaissais pas mon père, et tout d’un coup quelque chose en moi s’est ouvert, j’ai touché mon père en touchant la Terre. Cela m’a donné une clé toute neuve pour guérir de cette perte, ou de ce père non-existant en moi. C’était un moment très important.
Sr Hai Nghiem :
Voici une question très intéressante, j’espère ! Comment exprimes-tu ton énergie de jeune femme en tant que moniale ? Et quelle est ta relation aux enfants ?
Sr Trang Dieu Ly :
Tu veux dire est-ce qu’il y aurait un désir caché d’avoir des enfants ?
Sr Hai Nghiem :
Pas nécessairement, mais simplement selon toi, comment exprimer l’énergie féminine quand on est nonne ?
Sr Trang Dieu Ly :
Personnellement, j’aime beaucoup les enfants et quand il y a des enfants au Village des Pruniers ou ici, je sens cette graine maternante, ou qui aime prendre soin des enfants. En même temps je peux jouer et être encore enfant. Et aussi, je réalise le fait que les enfants qui viennent ici touchent déjà la pratique de la pleine conscience d’une façon très innocente ; ils sont baignés dans cette atmosphère d’un monastère comme moi je suis allée à l’église avec ma grand-mère, je pense que pour eux c’est une graine plantée aussi. Mon énergie féminine, elle trouve des moyens d’expression qui ne sont pas les mêmes que lorsque j’étais encore laïque, mais elle est certainement bien présente puisque je suis toujours une femme. Elle s’exprime peut-être dans ma façon plus féminine de parler, de voir des choses,de développer la douceur et le calme. Mais les frères ont cette capacité aussi bien sûr.
Sr Hai Nghiem :
Tu veux dire que cette douceur et ce calme viennent du fait que tu es nonne à présent ?
Sr Trang Dieu Ly :
Oui…
Sr Hai Nghiem :
Ça a du sens.
Sr Trang Dieu Ly :
Je vois que ce sont des qualités, en dehors de celles de l’enfant intérieur, qui deviennent plus manifestes maintenant. Cette douceur… il ne s’agit pas d’une énergie exclusivement propre aux femmes. L’énergie d’une moniale, et l’énergie d’une femme, elles ne sont pas séparées en moi. C’est quelque chose qui s’ouvre et croît peu à peu.
Sr Hai Nghiem :
As-tu un message spécial que tu veux partager avec les personnes qui te liront ? Qui seront heureuses de te connaître encore mieux…
Sr Trang Dieu Ly :
Un message spécial, il faut que j’y réfléchisse…
Sr Hai Nghiem :
Un encouragement spécial ? Pense aux personnes qui viennent à la Maison de l’Inspir, à la relation que tu as avec elles ?
Sr Trang Dieu Ly :
En fait quelque chose qui tourne dans ma tête depuis quelques temps, ce que j’ai remarqué et qui occupe beaucoup mon esprit, c’est le degré auquel nous sommes tous derrière un écran, tu sais ? Nous regardons les infos, nous voyons ce qui se passe dans le monde depuis l’écran, derrière la télé, derrière l’ordinateur, le smartphone… et il y a toujours quelque chose entre nous et la souffrance des personnes concernées, entre nous et les guerres que nous voyons. Nous sommes très distanciés de ce qui se passe. Nous sommes déconnectés ; nous ne sentons pas de compassion, de com-passion ; nous sommes retirés dans l’anonymat de la grande masse. Et parfois il y a des moments où soudain l’écran n’existe plus, où tu vois vraiment et tu comprends la souffrance d’une personne ou d’un groupe, et tu ne peux plus mettre cette distance à laquelle nous sommes tellement habitués dans nos vies. Quand les attentats du marché de Noël à Berlin ont eu lieu et que j’en ai été informée, c’était comme si quelqu’un avait enlevé l’écran et que tout à coup je pouvais toucher tout le désespoir des victimes et de leurs familles, mais aussi je touchais toute la rage et le désespoir des terroristes dans ma méditation. J’ai pensé au poème de Thay, Appelez-moi par mes vrais noms, à ce moment-là. J’ai beaucoup aimé le discours du Pape pour le Nouvel An. Il y a une expression qu’il a utilisée et qui m’a frappée dans ce contexte, il parlait du fait que nous avons repoussé les jeunes vers les marges de la société, sans chance de trouver du travail, sans leur offrir de perspectives. Il a parlé d’orphelins spirituels et de sans-abri spirituels. Alors, comment nous détacher des écrans de l’anonymat et comme résultat naturel, passer à une action venant d’un besoin ressenti profondément ? Et puis comment offrir une maison à l’âme, surtout pour les jeunes qui sont recrutés par la haine et l’illusion ? Comment leur donner quelque chose de positif et qui fasse du sens ? Qu’est-ce que le bouddhisme engagé de Thay me demande de faire concrètement aujourd’hui, en tant que moniale bouddhiste allemande vivant en France en 2017 ? C’est la question que je me pose, et que j’aimerais que beaucoup de personnes se posent aussi, peut-être… Je n’ai pas de solution pour cela, mais mon souhait est d’enlever l’écran et d’être plus active pour aider les personnes en situations difficiles. Parce que nous vivons dans une société si immense et si anonyme, j’aimerais aider les gens à sortir de cet anonymat pour rencontrer vraiment la vie…